PROTECTION DES PERSONNES SÉVÈREMENT IMMUNODÉPRIMÉES CONTRE LE COVID-19

Jean-François Delfraissy,
Président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé
Copie : Alain Fischer, Président du conseil d’orientation de la stratégie vaccinale (COSV)
Paris, le 21 juin 2022
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Objet : Protection des personnes sévèrement immunodéprimées contre le Covid-19.

Monsieur le Président,

Suite à nos différents échanges, nous nous permettons de solliciter le CCNE au sujet de la protection contre le Covid-19 des personnes sévèrement immunodéprimées en France.

Le 18 janvier 2021, le Gouvernement décidait que les patients particulièrement vulnérables à la COVID-19, tels que définis par le conseil d’orientation de la stratégie vaccinale [1], seraient vaccinés de manière prioritaire. Au 5 juin 2022, les données concernant le premier rappel vaccinal continuent à témoigner de cet échec. Les taux de la première dose de rappel des personnes greffées d’organes et des personnes dialysées oscillent entre 44% et 56% [2] : des taux très inférieurs à ceux observés pour d’autres pathologies graves et chroniques, mais aussi en population générale éligible. Les données concernant le deuxième rappel ne sont pas connues mais il est à craindre qu’elles soient encore plus inquiétantes.

La première bithérapie d’anticorps monoclonaux en prophylaxie pré et post-exposition (Ronapreve ®) obtenait un avis de la HAS le 4 Aout 2021, respectivement (1) pour les patients non répondeurs et (2) non répondeurs ou faiblement répondeurs à la vaccination ou appartenant à l’un des sous-groupes à très haut risque de forme sévère de COVID-19 tels que définis par l’ANRS- Maladies Infectieuses Emergentes. [3] Une seconde bithérapie (Evusheld®) obtenait une autorisation d’accès précoce par la HAS le 10 décembre en prophylaxie pré-exposition de la Covid-19 chez les patients adultes de 18 ans et plus, faiblement ou non répondeurs à la vaccination après un schéma vaccinal complet ou non éligibles à la vaccination et à haut risque de forme sévère.

Ces traitements à visée prophylactique -bien que disponibles et recommandés- restent aujourd’hui très peu accessibles, principalement en raison d’un défaut de prescription par les médecins hospitaliers – à qui la prescription est exclusivement réservée – spécialistes des pathologies des populations cibles.

Au 15 mai 2022, seulement 21 564 demandes d’Evusheld® ont ainsi été acceptées par l’ANSM depuis le début de son autorisation. 150 000 doses ont pourtant été achetées par l’Etat français, dont une partie sera périmée d’ici quelques semaines. Le nombre de patients non ou faiblement répondeurs au vaccin, pour lesquels ce traitement est indiqué, est de l’ordre de 200 000 personnes.

Les traitements curatifs sont restés très peu prescrits aux patients contaminés, comme c’est le cas pour l’ensemble des personnes vulnérables éligibles. A titre d’exemple entre février et mai 2022, le nombre maximum de prescription de Paxlovid® a été de 1270 et 1273 prescriptions respectivement pour les semaines 14 et 15 du mois d’avril [4]. Sur ces mêmes semaines, les taux d’incidence du COVID-19 ont été de 946 110 et 810 805 nouveaux cas confirmés selon Santé publique France.

Si la France a été pionnière en permettant aux patients sévèrement immunodéprimés d’accéder précocement à des stratégies de vaccination renforcées ainsi qu’à des traitements innovants, aussi bien prophylactiques que curatifs, leur protection effective apparaît aujourd’hui très insuffisante. Ces constats, soulignés par le Conseil scientifique et par le Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale à plusieurs reprises, se soldent par la persistance de pertes de chances, de décès et de séquelles évitables et d’inégalités majeures d’accès à des soins vitaux.

Les patients sévèrement immunodéprimés ont été très fortement sur-représentés parmi les personnes hospitalisées en réanimation pour cause de Covid-19. Dans les bases de données de l’Agence de la biomédecine, on recense au 13 juin 2022, 22 711 patients ayant été infectés par le SARS-Cov-2, 7 356 patients transplantés rénaux et 15 355 patients dialysés. La fréquence de l’infection à SRAS-Cov2 se situe donc à environ 17% des patients transplantés rénaux et 31% des patients dialysés sur l’ensemble du territoire. On recense 838 décès en transplantation rénale (11%) et 2 028 en dialyse (13%) dont la cause est considérée comme liée au SRAS-Cov2 [5].

Nous savons que les causes de cette situation sont multiples : les procédures de prescription sont complexes, les difficultés organisationnelles et le manque de personnel en milieu hospitalier jouent un rôle majeur, les connaissances et l’efficacité des traitements évoluent rapidement avec l’émergence de nouveaux variants, et, enfin, l’information des professionnels comme des patients reste insuffisante et mal adaptée à leurs besoins.

Cependant, certains constats interrogent, notamment les très fortes disparités géographiques dans l’accès de ces patients aux rappels vaccinaux comme aux traitements.

A titre d’exemple :
–  seulement 28,1% des patients dialysés ont reçu un premier rappel vaccinal dans les Deux-Sèvres, contre 84,4% en Haute Marne [6] ;
–  la prophylaxie par anticorps monoclonaux est très faiblement accessible dans certaines régions, comme dans les Hauts-de-France ou en Bretagne [7] et quasi inexistante en corse et dans les territoires ultra-marins [8].

Les pratiques de certaines équipes sont pourtant exemplaires, montrant qu’il est tout à fait possible d’assurer la protection optimale de ces patients. Des organisations très performantes ont été mises en place dans certaines régions, comme nos associations l’ont constaté notamment en Alsace [9].

Cette situation met singulièrement en lumière la grande dépendance des personnes sévèrement immunodéprimés vis-à-vis de leurs médecins spécialistes et de leurs équipes de suivi à l’hôpital. Il leur est particulièrement difficile, en cas de refus de prescription, de s’adresser à d’autres professionnels.

De nos expériences associatives, nous retenons que les personnes qui réclament avec force les prescriptions finissent fréquemment par obtenir satisfaction, même si cela prend du temps et si des refus persistent. Nous craignons que les patients les moins informés, les moins entourés, les plus socialement défavorisés soient ceux qui accèdent le plus difficilement aux traitements, notamment aux traitements prophylactiques.

Pour les patients non protégés, les pertes de chances sont considérables. Au-delà de leur risque très élevé de forme grave, ils subissent un préjudice d’anxiété majeur et sont contraints à un auto-isolement lourd de conséquences au niveau psychologique, social et professionnel. Les phénomènes de discrimination et d’éviction de l’espace public s’amplifient, notamment en raison de l’abandon de la plupart des mesures sanitaires et en particulier de la fin du port du masque obligatoire.

Nos associations ont tenté -en vain- de mobiliser les sociétés savantes par un courrier collectif en date du 11 mai 2022 les invitant à inciter leurs membres à mettre en œuvre les recommandations nationales afin d’assurer la protection des personnes sévèrement immunodéprimées. A ce jour, une seule société savante a jugé bon d’y répondre [10].

Notre incapacité collective à assurer la protection des personnes les plus fragiles en période de grande pandémie pose selon nous d’importantes questions éthiques et mérite d’être questionnée en rappelant les principes fondamentaux de la bientraitance des patients, de leur droit à l’information, de leur non-discrimination et de leurs droits aux traitements les plus pertinents.

Nous savons également que la crise n’est pas terminée et que chaque nouveau variant fait courir le risque d’une plus grande pathogénicité, d’un échappement immunitaire, d’une contagiosité augmentée, dont les personnes vulnérables seront à nouveau les principales victimes.

Notre échec collectif à protéger les personnes les plus vulnérables interroge sur les choix politiques et le degré de priorisation réel accordé par notre pays à la protection de ces groupes de populations les plus fragiles. Au-delà du monde médical, nos difficultés à protéger les personnes les plus vulnérables et les possibilités d’accès aux dispositifs de protection n’ont à aucun moment fait l’objet d’une prise de parole forte au plus haut niveau de l’Etat.

Si les instances de conseil, Conseil scientifique COVID-19 et Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale se sont mobilisées à plusieurs reprises sur le sujet, la prise en compte de leurs avis par les pouvoirs publics s’est étiolée et très peu de leurs recommandations récentes ont été mises en œuvre [11].

Cette situation a également conduit à voir s’opposer sur le terrain le droit à la santé et à la vie des personnes vulnérables à la liberté de prescription de leurs médecins. Elle interroge également sur le droit d’accès à des traitements innovants et vitaux et sur l’absence de recours possible en cas de refus.

Elle montre les risques d’excès de pouvoir médical auxquels certains patients peuvent être exposés, en raison de la gravité de leurs pathologies qui les rend très dépendants et limite leurs possibilités de chercher des solutions alternatives extérieures. Elle met également en lumière la grande hétérogénéité des pratiques médicales, le défaut fréquent de respect des recommandations et une place excessive de l’arbitraire dans l’accès à des traitements vitaux.

Monsieur le Président, veuillez croire en toute notre confiance pour initier dynamiquement ces travaux au sein du CCNE. Nous sommes à votre disposition pour plus d’échanges.

Avec notre plus haute considération,
Eric BULEUX-OSMANN, Président de Transhépate
Jan-Marc Charrel, Président de France rein
David Fiant, Président de Vaincre la mucoviscidose
Claire Macabiau, Présidente de France greffes cœur poumons Pascal Mélin, Président de SOS hépatites fédération
Nathalie Mesny, Présidente de Renaloo
Gérard Raymond, Président de France-Assos-Santé


[1] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_cosv_du_13_janvier_2021.pdf
Personnes atteintes de cancers et de maladies hématologiques malignes en cours de traitements par chimiothérapies ; atteintes de maladies rénales chroniques sévères -dont les patients transplantés d’organes solides-, transplantées par allogreffe de cellules hématopoïétiques, atteintes de polypathologies chroniques et présentant au moins deux insuffisances d’organes, atteintes de certaines maladies rares et particulièrement à risque en cas d’infection, atteintes de trisomie 21.
[2] https://datavaccin-covid.ameli.fr/pages/details-pathologies/
[3] https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dgs-urgent_85_anticorps_monoclonal_bitherapie.pdf
[4] https://ansm.sante.fr/tableau-acces-derogatoire/paxlovid-150-mg-100-mg-comprimes-pellicules
[5] https://www.agence-biomedecine.fr/IMG/pdf/bulletin_no99_version2.pdf
[6] https://datavaccin-covid.ameli.fr/pages/details-pathologies/
[7] https://ansm.sante.fr/tableau-acces-derogatoire/tixagevimab-150-mg-cilgavimab-150-mg-solution-injectable-evusheld
[8] https://ansm.sante.fr/uploads/2022/05/19/20220519-aap-evusheld-dynamique-dinclusion-acces-precoce-du-0905- au-150522.pdf
[9] ANRS MIE, 18 janvier 2022, 2eme Webinaire Immunotherapies Antivirales, mise a jour des informations concernant les traitements actuellement disponibles en preventif et curatif par anticorps monoclonaux contre la Covid-19 et recommandations d’administration chez les populations immunodeprimees
[10] L’AFEF, société française de pathologie, par courrier en date du 30 mai 2022.
[11] Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, note du 14 avril 2022, renforcement du taux de rappel des patients dialysés
Conseil d’orientation de la stratégie vaccinale, note du 28 mars 2022, adaptation des recommandations de protection des personnes profondément immunodéprimées contre la Covid-19
Conseil scientifique COVID-19, 11 mars 2022

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