Laissez-moi vous relater une histoire qui m’est arrivée il y a quelques années.
Dans le cadre des consultations d’éducation thérapeutique j’ai rencontré il y a 5 ans un couple d’origine pakistanaise tout deux atteints d’hépatite C chronique active. À l’époque, le traitement de référence était une association d’interféron pégylé et de ribavirine. Oui mais voilà ! Le traitement est responsable de syndrome dépressif et de fatigue importante et ce couple a cinq enfants à charge et vient d’acquérir un restaurant où ils travaillent tous les deux plus de dix heures par jour. Très vite, on aboutit à la conclusion qu’il ne faut pas les traiter ensemble pour limiter les effets du traitement sur leurs entreprises et l’équilibre familial. Alors la question devenait : par qui on commence ?
Tous les deux étaient infectés par un virus de l’hépatite C de génotype 1 mais monsieur avait un génotype 1A et madame un génotype 1B, ils avaient donc été contaminés différemment. Monsieur avait une hépatite moyennement active de score F2 et madame était en stade F4, donc en cirrhose.
Mon engagement dans la lutte contre l’hépatite C visait à éviter les complications liées aux cirrhoses, il était donc logique de traiter madame d’abord car il y avait urgence puisqu’elle était déjà en stade de cirrhose. Mais là, l’infirmière d’éducation a pris le temps de m’expliquer que ce n’était pas une bonne idée :
– L’infirmière : Il faut faire attention culturellement, avec la même maladie dans un couple, l’homme ne comprendrait pas qu’il ne soit pas traité le premier.
– Le médecin : Mais enfin c’est madame qui a la forme la plus grave et qui nécessite d’être traitée au plus vite. Et si je vous écoute et que nous commençons par traiter monsieur que se passera-t-il en cas d’échec ? Il me dira le traitement n’a pas marché ça ne sert à rien de traiter ma femme ?
– L’infirmière : C’est un risque à prendre, mais nous n’avons pas d’autres possibilités, sinon il faut les traiter en même temps et là, c’est le restaurant qu’il faudra fermer.
Après un temps d’hésitation, nous débutâmes le traitement de monsieur pendant 1 an en suivant son épouse comme le lait sur le feu, afin d’éviter toute décompensation.
Au fil des consultations, le patient maigrissait et semblait se renfermer. Mais ce qui m’inquiétais le plus, c’était la terreur que je pouvais discerner dans le regard de son épouse, paniquée à l’idée de devoir subir le même sort. Le traitement se terminait et sans attendre les résultats nous débutions le traitement de madame.
Le restaurant fonctionnait tant bien que mal avec l’aide des enfants, les plus âgés, et des amis de la famille. Madame avait « négativé » sa charge virale après trois mois de traitement et nous arrivions bientôt aux deux ans de traitement cumulé pour cette famille. On avait déjà appris la guérison de monsieur, ce qui bien sûr, avait été un temps de réconfort et d’espoir pour tous, famille comme soignants.
Il fallait maintenant attendre 6 mois pour avoir les résultats… tous les feux étaient au vert, la famille et le restaurant avaient beaucoup souffert pendant ces deux ans et demi mais la fin était proche.
Nous venions de réaliser le contrôle à 6 mois quand la famille éclata ! Les ainés quittaient le nid familial pour se consacrer à leurs études et la petite dernière déclarait une leucémie aigüe. Les deux traitements avait été efficaces et le couple avait éradiqué les virus dont ils étaient porteurs. Pourtant, la joie n’était pas au rendez-vous et la maladie restait présente dans la famille.
On a longtemps parlé de cette histoire lors de nos réunions d’éducation thérapeutique. Pour la psychologue de l’équipe, nous avions violemment fait rentrer la maladie dans cette famille mais il fallait maintenant l’en faire sortir…
Lorsque je repense à toute cette famille, je me demande comment nous aurions modifié le cours de l’histoire si nous avions eu à notre disposition les nouveaux traitements. Aujourd’hui, oserions-nous traiter les deux membres d’un couple en même temps et de façon très rapide pour ne pas faire rentrer la maladie dans une famille.
Pourtant, il reste une cirrhose qu’il faut surveiller de près, mais nous n’avons pas, avec la psychologue et l’infirmière d’éducation, les mêmes craintes sur le temps des complications et le sens qu’elle pourrait prendre dans l’histoire de cette famille.
Pascal Mélin